Une si longue lettre - 02
- Aurélie
- 28 févr.
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours
Ceci est une œuvre adaptée de faits réels que j'ai voulu la plus crue et la plus réaliste possible. Si vous n'avez pas lu la première partie, vous pouvez la retrouver ici. Si vous avez aimé, laissez un petit like (cœur) en fin de lettre. Bonne lecture.
« Un jour, en rentrant du boulot, j'ai reçu un appel inattendu.
Maman étant malade. Elle n'allait pas bien, du tout. Elle avait fait un AVC après que mon père lui ait demandé de prendre part aux obsèques de la femme qui était sa maîtresse depuis plusieurs années. Quand elle a refusé, il l'a tabassée jusqu'à ce qu'elle baigne dans une mare de sang. Apparemment, il disait qu'elle était une femme indigne, sans cœur, de ne pas compatir à la douleur d'une femme aussi vertueuse que sa maîtresse.
Une voisine qui la connaissait bien a entendu les cris, tirant son mari pour intervenir. Elle ne réagissait plus. Le bilan médical fut lourd : un traumatisme crânien avait rompu un vaisseau sanguin dans le cerveau de maman, ce qui avait causé un AVC. A l'annonce de l'état de ma mère, j'étais partagée entre la peur, les larmes et une certaine forme d'indifférence. Il y avait cette voix qui me disait : "ça y est. Il aura finalement atteint son objectif." J'ai traversé 50 km pour m'y rendre, en plein milieu de la nuit, seule dans un taxi. J'avais la peur au ventre, les agressions se dénombraient par milliers chaque semaine dans la zone. Mais peu importait. J'avais une sensation gênante ; il fallait que je m'y rende maintenant. Une fois arrivée, le médecin m'annonça la nouvelle sur le bout des lèvres.

J'essayai de contacter mon frère. Comme d'habitude, c'était le répondeur. En réalité, la voisine m'a contactée parce que je suis la seule à m'occuper encore de ma mère. Dès qu'il en avait eu l'occasion, mon frère a refait sa vie ailleurs et pour l'avoir au téléphone, il fallait se lever tôt...Je crois qu'il n'a jamais pardonné à mon père de l'avoir torturé de coups, d'injures, à la maison comme en public. Il en voulait aussi à maman d'avoir toujours abdiqué face à lui. Apparemment, avant ma naîssance, elle avait eu plusieurs occasions de quitter tout ça mais elle a toujours refusé, clamant la traditionnelle litanie de : "Mais si, lui, je le quitte, qui va accepter de me prendre encore ? Ya déjà enfant, je n'ai pas bon travail pour dire je vais m'occuper seul de lui. Je vais faire comment ?".
A chaque fois que mon père voulait lui porter main, mon frère s'interposait, tentant de la protéger mais étrangement, c'était elle-même qui lui criait dessus, l'humiliant presque, en lui demandant d'obéir simplement à papa. C'était comme un syndrome de Stockholm. Je pense qu'il a développé une rancœur qu'il avait du mal à admettre. C'était une trahison qui n'avait pas de nom. En effet, comment qualifier ce geste ? Comment une mère pouvait-elle se résigner devant son époux au point de trahir la dignité qu'elle doit à son enfant ? Quelle peur pouvait être si grande qu'on préfère sacrifier l'honneur qu'on doit à ses enfants ? A ce jour, il ne nous adresse plus la parole et elle en pleure toutes les nuits.
En réalité, ce n'était pas que ma mère aimait trop mon père pour partir mais plutôt que la peur de l'Inconnu était plus forte que tout. Partir, c'était devoir tout reprendre à zéro, devoir retourner sur un marché du célibat dont on ne maîtrise plus les règles après toutes ces années. C'était affronter le regard des gens sur sa vie de mère célibataire, après avoir été brisée mentalement par des années de violence. C'était devoir ramasser les restes de son Être et risquer de se faire attaquer à nouveau par un ennemi dont on ne connaît pas les méthodes. Généralement, les victimes de maltraitance restent parce qu'elles ont peur de vivre un autre traumatisme auquel elles ne sentent plus capables mentalement de pouvoir faire face. Elles abandonnent leur humanité entre les mains de l'agresseur qui est le seul repère qu'elles connaissent.
En y pensant, elle l'avait bien aimé un jour. D'ailleurs, je m'en étonne toujours. Papa était un pervers narcissique et le propre de ce type de personnes est de n'accepter aucune contradiction. Il ne considère personne autour de lui comme un Être méritant de la considération.
C'est le genre de personnes qui feindra les apparences devant la masse pour être adulé, exalté. Mais qui, à huis clos, ne fera jamais de cadeau à ceux qui lui sont le plus proches, les considérant comme une simple continuité de son propre Corps, de son propre Esprit. Ainsi, aucune opposition possible ou admissible car un même Esprit ne peut s'opposer à sa même volonté. De ce fait, pour un pervers narcissique, accepter la défiance d'un enfant, aussi minime soit-elle que de préférer prendre les pains au chocolat plutôt que les croissants qu'il a choisis, sont un illogisme qu'il faut mettre à mort sur la place publique. Pour un parent narcissique, vous n'êtes rien d'autre qu'un cadavre ambulant qu'il aura bien souhaité vêtir et éduquer pour lui donner un semblant de dignité. Et lorsqu'il vous fera croire un instant qu'il s'intéresse à vous, attendez deux secondes. Vous aurez mal vu. Vous lui devez tout et vous ne refusez rien.
Je pense que pour mon père, mes frères étaient un peu la matérialisation de lui-même en une version qui pouvait s'opposer à sa volonté et il ne l'acceptait pas.

Dans ce contexte, mon second frère s'était enfui de la maison. J'entendais dire que des gens l'avaient aperçu dans la ville, qu'il errait parfois, une seringue pendant au bras, le regard hagard et vide. La dernière fois que je l'ai vu, c'était après avoir aperçu un attroupement en rentrant des cours. Quand je me suis approchée, j'ai vu un corps, à découvert, ensanglanté, défiguré par un poids lourd qui lui était passé dessus. On aurait dit qu'on l'a passé dans une déchiqueteuse. Son crâne a été broyé, éclaté en particules sur le sol. C'était une scène effroyable.
"Oui ! c'est les drogués-là je te dis ! Comment camion passe, toi tu viens traverser ? Voilà ça maintenant !"
"Oui ! camion-là filait même ! La tantie qui vend gbofloto même voulait tirer son bras pae elle avait vu qu'il était un peu toc toc. Mais tchai, c'était fini."
La scène m'avait bousculée intérieurement. Je refusais de croire la scène filmée par un des badauds. C'était mon frère. Devant les yeux ahuris de la foule et des mamans qui me criaient de revenir, je me suis approchée. Mes ballerines laissaient des pas dans la flaque de sang. L'odeur était insoutenable et des morceaux de chair se collaient à ma chaussure, mais moi je ne voyais pas tout ça. Mon cerveau essayait de reconstituer le visage que je connaissais parmi les bouts de peau. Chers lecteurs, la vie ne m'a jamais paru aussi brutale. Je voulais crier, hurler mais aucun son ne sortait. C'était celui qui m'avait portée sur les photos de famille, celui qui était mon seul compagnon de jeu car je n'avais pas d'amis. C'était le plus doux d'entre nous qui n'a pas pu supporter la violence des coups de mon père. Dieu, était-ce un crime pour lui de s'enfuir ? Ce jour-là, papa l'avait tellement frappé qu'il saignait. Ses notes ne lui permettaient pas de faire la Première C ; mon père ne l'a pas supporté. Lorsqu'il a soulevé la marmite avec de l'eau chaude au feu, il a compris qu'il devait sauver sa vie. Maman a supplié papa de le laisser et c'est elle qui a reçu l'eau chaude à la jambe. Il s'en est suivi un mois d'hospitalisation.
Dans la rue, peut-être qu'il n'avait plus d'espoir ? Peut-être qu'il aurait aimé que nous soyons là pour l'aider ? On l'a cherché partout. Je me cachais parfois pour aller sillonner la ville avec une soupière thermos contenant de la nourriture. Depuis combien de jours n'avait-il pas mangé ? Je partais avec les espoirs de maman. Elle profitait des occasions de marché pour le chercher, en vain, mais avec ses soucis d'arthrose, elle avait une mobilité très réduite.

Vous connaissez ce sentiment où vous êtes tellement dépassé par ce qui vous arrive que vous n'avez plus de mots ? Vous sentez votre gorge se nouer, votre cœur se serre et tout devient comme flou. Je n'avais plus la rage de vivre, plutôt la rage d'une vie qui semblait me montrer toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Mon cerveau voyait rouge. Il était parti et jusque dans la tombe, il n'aura eu aucun répit. J'ai tellement pleuré que les passants se sont mis à plusieurs pour me tirer de la scène. Je me débattais. Epuisée, je me suis glissée dans la foule et je suis partie. Je fuyais ; il n'avait aucune pièce d'identité, je ne voulais être celle qui l'identifierait. Je n'avais pas le courage d'admettre sa mort de manière aussi crue. Et il avait trop souffert pour devoir garder ce nom de famille jusque dans la tombe. S'ils contactaient les parents, que se passerait-il ? Maman ne l'aurait pas supporté. Papa l'avait déjà renié et le connaissant, il ne lèverait pas le petit doigt pour ses funérailles. Au fond, je ne voulais pas me risquer à le lui demander et salir la mémoire de mon frère avec son mépris indécent. Jusqu'à quel point l'orgueil d'un homme pouvait-il détruire la vie de ses propres enfants ? Détrompez-vous, le lien de sang ne fait pas toujours tout. Les cœurs durs ont souvent bien trop peu à offrir.
Je devais rentrer mais je n'avais plus la force de marcher. Je me suis assise à mon banc habituel et j'ai pleuré. Ils ne devaient rien savoir. J'ai changé mes vêtements tachés de sang avec une tenue de rechange dans mon sac. Je suis rentrée, j'ai sacrifié à la tradition de la comédie habituelle et je suis allée me coucher. Dans mon lit, je me demandais encore jusqu'à quand je pourrais tenir dans cette maison avant d'imploser. J'avais des douleurs au cœur et du mal à respirer.
Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. La mort n'est pas toujours celle que les cliniciens nous présente. La mort, c'est aussi lorsque l'on cesse d'Être. Quand on y pense, il n'y a pas grande différence entre un cadavre et celui qui renonce à la vie : les deux n'ont plus la force de se mouvoir par eux-mêmes et se laissent balloter jusque dans la tombe. Elle était morte bien avant ce jour. Elle avait fait son choix.
Le bon ou le mauvais ?
Certes, il n'y a que des décisions et des conséquences mais je crois qu'au vu des priorités qu'on se fixe, on peut aisément en juger soi-même. Aujourd'hui, je regrette des morts que j'aurais aimé voir vivre. Je regarde ma petite sœur d'à peine un an sans trop savoir quoi lui dire. Que maman est morte ? Parce que papa l'a tuée ? Je me suis faufilée à la maison et je l'ai prise avec moi. Je ne voulais pas d'un autre cadavre.
Le responsable, lui court toujours, avili par la rancœur d'être abandonné. J'étais dans l'avion quand il m'a appelée, me menaçant de la ramener. Il me disait qu'il me retrouverait où que je sois, qu'il avait des contacts partout. Je le savais aussi, il était militaire avec un carnet d'adresses bien fourni à l'international. Mais j'avais l'impression qu'il n'aurait pas trop le temps pour ça.
Sa voix continuait de résonner dans le haut-parleur. J'ai regardé les petits yeux de ma sœur. Nous devions nous aussi faire des choix. Et son sourire me donnait la conviction que j'avais fait le bon. Il était temps que l'on vive, nous aussi.
A ma place, qu'auriez-vous fait ? »
Fiction inspirée de faits réels.

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