Une si longue lettre - 01
- Aurélie
- 23 févr.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours

« Si tu es une femme ou une jeune fille, j'ai une histoire à te raconter.
Cette lettre est un témoignage de vie.
J'ai grandi dans un foyer compliqué. Pour faire court, mon père n'aimait pas ma mère. Il s'énervait et criait à chaque occasion où il devait sortir ou s'afficher avec elle. Je crois qu'il avait honte d'elle, de ce qu'il considérait comme son bas niveau d'études, de sa bonne foi qu'il prenait pour de la naïveté et de ce corps flasque et tassé qu'il avait déformé par 6 grossesses. Elle a eu deux fausses couches qu'elle a dû traverser seule ; il ne la regardait pas comme un être humain qui pouvait souffrir, il ne se souciait pas de sa souffrance. Elle était seule face à tous ses déboires professionnels, familiaux, etc. Quand l'argent du marché manquait, c'est elle qui complétait avec ses économies de coiffeuse.
Malgré ses supplications, il refusait de faire le mariage religieux. Ainsi, elle ne pouvait donc pas communier comme les autres chrétiens et vivre sa foi. Même la dot était un "cadeau" qu'il lui a fait, non sans insulter ouvertement ses parents. Elle n'a jamais eu droit à la robe blanche dont rêve chaque petite fille et le mariage civil aurait facilement pu passer pour un enterrement à 4. Quand on lui parlait du mariage de certaines cousines, je la voyais regarder dans le vide comme pour tenter de rattraper ce rêve avorté, par la pensée.

D'aussi longtemps que je me souvienne, maman était toujours triste. Elle ne prenait plus soin d'elle. Elle cachait ses larmes derrière un petit sourire forcé pour ne pas nous inquiéter. Je ne la voyais pas acheter des habits ou se maquiller comme les autres femmes que je voyais à l'école ou dans les supermarchés. Petite, je me demandais innocemment : Est-ce que ma maman est normale ? Pourquoi elle n'est pas comme les autres ? Pourquoi elle ne se rend pas jolie pour que je lui dise aussi qu'elle est jolie ? Les autres petites filles que je vois dans les vidéos sur Facebook font ça pour leurs mamans. J'aimerais bien aussi.
Je n'ai jamais aimé préparer. D'ailleurs, je ne l'ai appris qu'à l'université.
Vous êtes choqué ?
Certains sont déjà en train de dire que je suis une mauvaise femme, que "femme ça là, je peux jamais épouser". Et je comprends votre réaction. J'en ai moi-même eu honte pendant longtemps. Mais quand je voyais la tristesse de ma mère dans la cuisine, je n'arrivais pas à y entrer. Je regardais son visage, je voyais la douleur et j'avais mal. La douleur me lacérait tellement le cœur que j'avais l'impression que j'allais m'évanouir. Le sentiment d'injustice me donnait mal au cœur. Je voyais mon père qui rentrait, qui lui criait dessus "Pourquoi le repas n'est pas prêt ?! Tu fous quoi à la maison ?", je le voyais lui tirer les cheveux de colère. J'avais mal et j'avais peur. Je courais me cacher. Lorsque je tentais de rentrer dans la cuisine mon père me criait dessus, m'ordonnant d'aller étudier mes leçons pour ne pas devenir comme elle. Que c'était pour ça qu'il se tuait chaque jour au travail et rien d'autre. Je n'avais ni le droit de sortir, ni d'avoir des amis, de jouer avec d'autres enfants. Je devais uniquement étudier. Je devais me cacher pour l'aider de temps en temps, guettant la boule au ventre, le tintement des clés de voiture de papa.
Je suis lâche, n'est-ce pas ? On dit souvent que c'est aux parents de protéger les enfants mais que faire quand tu es un enfant qui constates qu'il est le seul être lucide, un tant soit peu stable mentalement ? L'enfant que j'étais n'a jamais pu aider ma maman comme je l'aurais voulu et j'en culpabilisais. La culpabilité était devenue presqu'une tâche indélébile en moi. Je grandissais en me sentant inutile et mal. Je développais un complexe d'infériorité face aux autres filles jolies, bien apprêtées. Même quand des garçons au lycée me disaient que j'étais belle, je ne le croyais jamais. Je me disais qu'ils étaient fous ou qu'ils avaient besoin de lunettes parce que maman criait plutôt que j'avais besoin d'un régime et qu'elle ne voulait pas que je finisse en surpoids et laide comme elle. Et quand je les regardais, je voyais le visage de mon père et de sa ceinture. J'étais au bord des larmes. Rien n'allait même si mes notes ne le laissait pas transparaître.
Aujourd'hui, j'ai 25 ans mais je me rappelle encore la peur qui grandissait dans mon ventre à chaque fois que je devais rentrer de l'internat. Je me rappelle quand je pleurais 1h sur un banc avant de trouver le courage de franchir le seuil de la maison. Je me rappelle le désespoir que je ressentais en sachant que personne, personne n'allait jamais venir à mon aide. Vous connaissez le désespoir d'un enfant qui se dit qu'il est seul au monde ? Vous connaissez cette anxiété quand tu es enfant et que tu as peur de tout le monde et tout ce qui est autour de toi ? Quand tu regardes les adultes mais qu'aucun d'eux n'accorde d'importance à ta souffrance ? Je me souviens de chaque larme que j'ai versée. Et je continue d'en verser, la nuit. Je me réveille dans mon sommeil en tremblant et en criant.
Je me rappelle ces camarades d'université qui disaient être mes amies mais au fond se moquaient toujours de moi, me disant à longueur de journée que elles, elles savaient bien préparer, bien s'habiller, bien tenir un foyer, etc. Je me souviens ce jour où l'une d'entre elles m'a ri au nez me demandant si j'allais sérieusement porter les vêtements que je lui ai montrés. Une autre riait avec un autre groupe de camarades de classe quand on a choisi ouvertement de ne pas mettre ma photo sur une affiche pour la promotion de la classe — apparemment il y en avait tellement mieux comme la sienne que la mienne banale aurait fait un peu tache. Il y avait celle-là aussi qui me disait que j'étais ennuyeuse car la vraie vie, c'est de se faire belle et sortir un peu. J'avais mal car la raison pour laquelle je ne sortais pas était que je ne savais pas me maquiller et que je n'avais de vêtements assez beaux selon moi. J'aurais aimé avoir ma maman pour me guider dans ces étapes. J'avais l'impression d'être orpheline. Elle le faisait peut-être étant jeune mais je n'osais même pas lui poser la question pour ne pas la froisser. Je la sentais tellement fragile. Je préférais tuer mes attentes personnelles plutôt que de la blesser davantage.
En vrai, leurs remarques me faisaient mal parce que je me disais que si elles avaient vécu ce que j'avais vécu, elles ne me parleraient peut-être pas avec autant de dédain. Je demandais à Dieu pourquoi je n'avais pas eu la grâce de grandir normalement comme d'autres jeunes filles. J'accusai le coup. J'ai compris finalement que les femmes aimaient être dans la rivalité devant les hommes. Moi, je ne cherchais pas à être la meilleure épouse ou la meilleure femme. Je voulais simplement me donner une chance de refaire les choses bien dans ma vie. Avec du recul, je dirais que les femmes gagneraient à s'entraider davantage et à être plus bienveillantes les unes envers les autres. Chacun apprend à son rythme et selon son stade émotionnel. Si vous avez une amie qui ne sait pas certaines choses importantes pour une femme, échangez avec elle avec bienveillance et compréhension. Peut-être faudrait-il créer des occasions discrètes pour l'aider à apprendre, sans juger ? Je crois que c'est ce que j'aurais aimé avoir : des personnes qui m'aident et qui croient en mon potentiel sans me juger. Des filles qui m'aident à me faire sentir aussi ma féminité. Je leur pardonne car je sais qu'elles ne savaient pas ce qu'elles faisaient. Mais si, en plus de certains hommes qui nous font parfois du mal, nous ne sommes pas capables de nous entraider, je me dis qu'être une femme devient un bien triste fardeau.
Je me rappelle ce jour-là où cette femme est arrivée dans notre salon, criant que papa avait violé sa fille. Quand on l'a regardé, il n'a rien dit et a commencé à la prendre à part pour discuter hors de notre portée. Je pense qu'il essayait de trouver un arrangement. Je me suis demandée ce jour-là si le sol allait se dérober sous mes pieds, si j'allais me réveiller de ce cauchemar. Je ne pensais pas que je pouvais être plus déçue de mon père que je ne l'étais déjà. La femme a finalement accepté et est partie sur une promesse de 200.000 FCFA.

Aujourd'hui, j'aurais aimé dire que tout a changé dans ma vie mais non. Je me fais suivre par un psychologue et un psychiatre après avoir rechuté dans une dépression sévère. La douleur a créé des pertes de mémoire et des maux de tête persistants qui m'empêchent de travailler convenablement. Je n'arrive pas à évoluer professionnellement et relationnellement en raison de mes crises d'angoisse. Des choses aussi simples que conduire me demandent énormément d'efforts de concentration. Mais je continue de me battre pour qu'un jour, si j'ai des enfants, ils soient fiers de moi.
Je partage ce premier pan de mon histoire pour dire à d'autres femmes que vous avez le droit de vous donner une seconde chance à la vie. Ce message pourrait s'appliquer à tout le monde, c'est vrai mais je pense plus particulièrement aux femmes qui souffrent tellement souvent de mauvais rapports père-fille, avec des pères absents ou toxiques qui découlent aussi sur des mères tellement fragiles qu'elles ne peuvent les guider dans la vie.
Dans notre société, l'importance qu'on accorde aux femmes est souvent liée aux rôles de mère et d'épouse qu'elle doit jouer. Mais si on considère ces rôles si importants, pourquoi ne pas accorder une importance équivalente à leur éducation et à leur valorisation ? Pourquoi les femmes elles-mêmes choisissent d'être avec des hommes qui détruisent leur vie au risque de détruire celles de leur filles et leurs générations futures ? Pourquoi ne pas assumer sa vie adulte et prendre les décisions qu'il faut aussi radicales soient-elles pour privilégier la vie que l'enfant n'a même jamais demandée ? Je refuse de croire que c'est parce qu'on n'a pas le choix. Je crois qu'on a toujours le choix, même de ne pas choisir.
J'aime mes parents car en dépit de tout, ils ont fait de moi ce que je suis. Néanmoins, je garde à l'esprit qu'on ne choisit pas un partenaire uniquement par amour. La priorité doit être les enfants à venir. J'ai peur de cette société où les parents sont devenus tellement froids dans la protection des enfants. Soyez responsables. Encadrez convenablement vos enfants pour qu'ils n'aient pas à se dire un jour : "Aujourd'hui mes parents sont morts. Mais ce monstre qu'ils ont créé en moi, lui, ne mourra jamais." »
Fiction adaptée de faits réels.
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